Réduction de salaire: Admissible en cas de télétravail?

La question de savoir si les employés qui travaillent ou souhaitent travailler à domicile doivent s’attendre à l’avenir à des réductions de salaire préoccupe actuellement les employeurs et les employés en Suisse et à l’étranger. Les géants de la technologie tels que Facebook, Twitter et Google ont déjà mis en oeuvre ou au moins examiné cette question. Serait-ce admissible en Suisse?

07/06/2022 De: Fabia Struss, Nicole Vögeli Galli
Réduction de salaire

Il n’existe pas de droit au télétravail. Les employeurs pourraient en principe faire dépendre leur accord pour le télétravail à la condition que les employés concernés acceptent de travailler à domicile en contrepartie d’une réduction de salaire. Si aucune raison objective ne s’y oppose, comme des coûts supplémentaires pour l’employeur, des aspects de sécurité, des obligations de confi dentialité, etc., le refus pourrait être considéré comme un abus de droit dans la mesure où le seul motif est l’absence de consentement des employés à une réduction de salaire.

Liberté contractuelle

En principe, le droit suisse du travail prévoit la liberté de contracter, ce qui permet aux parties d’aménager librement le contenu du contrat de travail dans le respect des limites légales (art. 19 CO). La violation des limites légales entraîne la nullité (art. 19 al. 2 et art. 20 CO). L’employeur et le collaborateur sont donc largement libres de conclure des accords individuels sur des éléments du contrat. Les limites légales à la fixation du salaire sont en premier lieu le droit constitutionnel de l’homme et de la femme à un salaire égal pour un travail de valeur égale (art. 8 al. 3 3e phrase, Cst.; art. 3 al. 2 LEg) ainsi que les dispositions relatives aux salaires minimaux dans les conventions collectives de travail (art. 357 al. 1 CO) ou les contrats-types de travail (art. 360a al. 1 CO). Si les parties contractantes se mettent d’accord sur une réduction de salaire – quel qu’en soit le motif – cela est admissible dans la mesure où les prescriptions relatives au salaire minimum ne sont pas violées. En revanche, une différence de salaire due au travail à domicile ne devrait pas violer en soi l’égalité salariale entre hommes et femmes (art. 3 al. 1 LEg) sauf si elle ne concerne qu’un sexe, celui qui travaille à domicile en raison de ses obligations familiales. Dans la pratique, les employés sont rarement prêts à renoncer volontairement à une partie de leur salaire et n’acceptent donc pas de réduction. L’accent sera donc mis sur la manière dont les employeurs peuvent imposer des réductions de salaire.

Réduction de salaire par le biais d’un congé-modification

Si aucune solution à l’amiable n’est trouvée entre l’employeur et le collaborateur, l’employeur n’a d’autre choix que d’imposer unilatéralement la réduction de salaire par le biais d’un congé-modification. Dans le cas du congé-modification, soit un congé conditionnel est prononcé en même temps que l’offre de modification des conditions de travail, soit un congé inconditionnel est prononcé et un nouveau contrat modifié est proposé en même temps.1 Les employés disposent d’un délai raisonnable pour accepter ou refuser l’offre. Si l’offre est refusée, les rapports de travail prennent fin – en respectant le délai de résiliation ordinaire. Dans le cas contraire, les rapports de travail se poursuivent de manière modifiée.

Un congé-modification s’accompagne généralement d’une certaine pression, car les employés sont souvent placés devant le choix d’accepter des conditions contractuelles moins favorables ou de perdre leur emploi. Selon la jurisprudence, cette situation de pression fondée sur le rapport de dépendance entre l’employé et l’employeur est en principe admissible.2 Mais, comme tout licenciement, un congé-modification peut être abusif dans certaines circonstances.3

Caractère abusif d’un congé-modification

Dans le contexte des congés-modifications, le Tribunal fédéral a considéré qu’il pouvait y avoir abus «lorsqu’il s’agit d’imposer une modification inéquitable des conditions de salaire et de travail qui n’est justifiée ni par le marché ni par l’entreprise et que le congé est utilisé comme moyen de pression pour inciter les [travailleurs] à adopter un certain comportement».4 Le Tribunal fédéral s’est exprimé de manière encore plus pointue dans l’ATF 123 III 246 lorsqu’il a expliqué, en ce qui concerne la question du caractère abusif, que «le motif de l’abus du droit de résiliation réside, dans le cas de ce que l’on appelle le congé-modification, dans le fait que la partie qui donne le congé ne veut pas du tout mettre fin au contrat et qu’elle ne donne le congé que pour imposer une réglementation contractuelle qui lui est plus favorable et qui est donc moins bonne pour la partie adverse». Et encore: «Si le licenciement est prononcé sans nécessité d’exploitation à l’encontre [des travailleurs] au cas où ils n’accepteraient pas une détérioration inéquitable des conditions de travail, le droit de résiliation libre et en tout temps est utilisé de manière abusive, comme dans les cas de licenciement abusif prévus expressément par la loi (art. 336 CO)».5

Pour réduire le salaire, les employeurs s’appuieront principalement sur le fait que les dépenses privées des employés diminuent dans le cadre du home office (logement, trajet, indemnité de repas, garde des enfants, etc.) et donc qu’un salaire inférieur peut être versé. Le droit du personnel de la Confédération suit une approche similaire en prévoyant des indemnités de résidence en fonction du lieu de travail ou de domicile, échelonnées selon le coût de la vie, des impôts ainsi que de la taille et de la situation du lieu de travail (art. 43 al. 1 OPers). On peut toutefois se demander si, dans le cadre d’un congé-modification avec réduction de salaire, des frais privés moins élevés peuvent être invoqués comme motif. Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, il faut que des raisons liées à l’exploitation ou au marché justifient une réduction de salaire. Jusqu’à présent, le Tribunal fédéral n’a toutefois pas défini ces notions plus précisément. La question de savoir si une activité de home office – sans qu’elle ait une influence négative sur les prestations de travail des employés – justifierait une réduction unilatérale de salaire reste donc ouverte, même si elle est plutôt improbable. En effet, dans ce cas, l’employeur n’a pas l’intention de mettre fin aux rapports de travail, mais de les poursuivre à des conditions moins favorables pour les employés, ce qui plaiderait en faveur d’un congé-modification abusif.

Pas de détérioration des conditions de travail

En revanche, on pourrait argumenter que la prestation de travail au domicile doit être évaluée en faveur de l’employé, raison pour laquelle un abus n’est pas pris en compte dès le départ. Le travail à domicile offre une grande flexibilité. Il n’est plus nécessaire de se rendre au travail et le temps de travail peut être réparti plus librement, ce qui contribue à une meilleure conciliation du travail, de la famille et des loisirs. En d’autres termes, les collaborateurs bénéficient de nombreux avantages non-financiers. Tous ces aspects positifs du home office plaident en faveur du fait que les travailleurs ne subissent pas de détérioration de leurs conditions de travail – malgré une réduction de salaire – si l’on considère la situation dans son ensemble. Cela ne vaut toutefois pas pour tous de la même manière. Pour de nombreux collaborateurs, l’activité en télétravail constitue un grand défi et est liée à divers inconvénients. L’auto-motivation et la structuration du travail ne sont pas suffisants, il y a un isolement social ou le poste de travail à domicile n’est pas adapté au travail, les relations commerciales ne peuvent pas être nouées, etc.

Il n’est donc pas possible aujourd’hui d’évaluer de manière définitive si un tel congé-modification serait abusif. Plusieurs autres facteurs doivent être pris en compte pour évaluer la question de l’abus. Par exemple, si les employeurs transforment l’ensemble ou une partie de leur entreprise en home office en raison de la modification des modèles de travail et que l’activité ou les domaines de responsabilité de chaque employé(e) changent de ce fait, un congé-modification avec réduction de salaire est possible. Si les employés souhaitent généralement travailler à domicile, mais que la mise à disposition de l’infrastructure est coûteuse pour l’employeur et qu’il faut s’attendre à un surcroît de travail dans les processus de travail et la gestion du personnel, il faudra également tenir compte de ces circonstances.

Conclusion

Une réduction unilatérale du salaire en raison du télétravail comporte actuellement le risque d’être abusive. Parallèlement, le marché du travail est en pleine mutation; les nouveaux modèles de travail connaissent un essor considérable depuis la pandémie. À l’avenir, le lieu de travail – en particulier les quatre murs au domicile – jouera un rôle dans la fixation du salaire et pourra être évalué dans le cadre de la Total Compensation comme un avantage compensant un salaire en espèces moins élevé. Dans ce cas, il y aurait une réduction de salaire pour des raisons de marché ou d’exploitation, ce qui serait admissible. Dans le cadre de sa politique du personnel et de rémunération, chaque entreprise devra vérifier, sous sa propre responsabilité, si elle reste suffisamment attractive en tant qu’employeur avec d’éventuelles réductions de salaire en cas de télétravail.

Notes de bas de page:

1) BSK CO I-Portmann/Rudolph, art. 335 N. 9; Riemer-Kafka Gabriela, Réductions unilatérales du temps de travail par l’employeur, in AJP/ PJA 3/2017, p. 323.

2) Streif/ Ullin/Von Känel Adrian/Rudolph Roger, Contrat de travail, commentaire de la pratique sur l’art. 319–362 CO, 7e édition, 2012, N. 4 sur l’art. 336 CO avec d’autres renvois.

3) ATF 123 III 246. C. 3b), ATF 125 III 70, C. 2a.

4) ATF 12511170, C. 2 avec renvois.

5) ATF 123 III 246. C. 3b).

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