Inaptitude au travail: Arrêt du Tribunal fédéral sur la protection contre le licenciement

Le Tribunal fédéral a rendu le 26 mars 2024 un arrêt majeur (1C_595/2023) tranchant certaines questions importantes concernant la protection contre le licenciement pendant une incapacité de travail liée au poste de travail. Lorsqu’un employé est à présent en incapacité de travail en raison d'un conflit sur son lieu de travail, la protection contre le licenciement peut être levée. Si cette pratique était appliquée depuis un certain temps déjà par les tribunaux cantonaux en Suisse alémanique, les pratiques divergeaient en Suisse romande. Le Tribunal fédéral s'est maintenant prononcé sur cette question dans ses considérants. L'inaptitude au travail est au cœur de notre analyse, qui examine les implications de cette décision rendue par le Tribunal fédéral.

29/10/2024 De: Leena Kriegers-Tejura
Inaptitude au travail

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Les faits à l'origine de l'arrêt du Tribunal fédéral

L’employé A (ci-après l'employé), né en 1964, travaillait depuis le 1er mai 1997 comme instructeur dans l'armée suisse. À partir du 1er juillet 2020, il exerçait ses fonctions au sein de l'Etat-major du commandement de l'Instruction (ci-après : l'employeur) et avait finalement atteint le grade de lieutenant-colonel.

Le 19 janvier 2021, A a informé son employeur qu'il exerçait une activité accessoire en tant que membre du Comité de l'Association de soutien et de promotion de la Patrouille des Glaciers (ASPdG). Après examen, l'employeur a informé l'employé qu'il refusait que A s’adonne à une telle activité accessoire, au motif qu’un conflit d'intérêts avec sa fonction actuelle d'officier de carrière ne pouvait être exclu. L'employé a finalement démissionné du comité de l’association susmentionnée.

Lors d'un entretien le 1er septembre 2021, le chef du commandement de l'Instruction a informé A qu'il avait l'intention de mettre fin à ses rapports de travail de manière ordinaire  au 31 mars 2022 et de le libérer avec effet immédiat. Les informations fausses ou incomplètes fournies  par A dans le cadre de son activité accessoire en tant que membre du Comité de l'ASPdG, ainsi que d'autres manquements, étaient à l’origine de la décision de l’employeur, ce dernier estimant que le lien de confiance qu’il entretenait avec A avait été définitivement rompu.

L'employé a alors présenté un certificat médical établi avec effet rétroactif au 25 août 2021. A était d'abord en incapacité de travail à 50%, puis à 100% à partir du 2 septembre 2021 et se trouvait encore en incapacité  au moment du jugement.

Par décision du 25 mai 2022, l'employeur a résilié le contrat de travail de A avec effet au 30 novembre 2022 et a libéré ce dernier avec effet immédiat. Il lui était reproché à l'employé d'avoir donné, pendant des années, de manière systématique et manifestement ciblée, de fausses informations sur l’activité accessoire qu’il exerçait au sein du Comité directeur de l'ASPdG.

L'employé a fait appel de cette décision auprès du Tribunal administratif fédéral puis auprès du Tribunal fédéral et a succombé par deux fois.

Considérants du Tribunal fédéral relatifs à la protection contre le licenciement en cas d'incapacité de travail liée au poste de travail

Le Tribunal fédéral devait juger si le licenciement prononcé par l'employeur était intervenu en temps inopportun, c'est-à-dire pendant un délai de protection. Au moment du licenciement, l'employé était en effet toujours en incapacité de travail, ce qui avait été attesté par un certificat médical. In casu, l'ordonnance sur le personnel de la Confédération (OPers) était applicable, un rapport de travail de droit public existant. Selon le Tribunal fédéral, ces mêmes règles s'appliquent également aux rapports de travail de droit privé (art. 336c CO).

Le Tribunal fédéral considère que la protection contre le licenciement ne s'applique pas si l'incapacité de travail permet au travailleur d’exercer une activité professionnelle ailleurs ou si l’incapacité en question est strictement limitée à son actuel lieu de travail.

Dans le cas qui nous intéresse, le Tribunal fédéral a considéré que l'incapacité de travail était étroitement liée au poste de travail de l'employé. Le dossier médical indiquait que l'employé souffrait de troubles anxieux et dépressifs dus à des situations problématiques sur son lieu de travail. L'incapacité de travail de A était donc due à certaines difficultés rencontrées sur son lieu de travail. Le Tribunal fédéral a donc considéré qu'il s'agissait ici d'un conflit lié au poste de travail. En conséquence, les délais de protection ne s’appliquaient pas dans ce cas et l'employeur était en droit de licencier A de manière ordinaire. Le droit invoqué par l'employé n'était, de ce fait, pas avéré et son recours a été rejeté.  

Inaptitude au travail: portée de l’arrêt du Tribunal fédéral

Résiliation en temps inopportun selon l’art. 336c CO

L’article 336c CO prévoit que l’employeur ne puisse pas résilier les rapports de travail d’un travailleur lorsque ce dernier, sans faute de sa part, est totalement ou partiellement empêché de fournir sa prestation de travail. Les délais de protection qui prévalent en la matière sont échelonnés en fonction du nombre d’années de service de la personne concernée. La première année de service, le délai en question est de 30 jours, de 90 jours à partir de la deuxième jusqu’à la cinquième année de service et de 180 jours dès la sixième année (art. 336c, al. 1, let. b CO). 

Selon l’art. 336c, al. 2 CO, toute résiliation prononcée pendant de tels délais est nulle. Si la résiliation intervient en revanche avant le début du délai de protection et que le délai de congé n’est pas encore échu jusque-là, le délai de congé est alors interrompu puis continue de courir après expiration du délai de protection.

La résiliation en temps inopportun s’applique aux résiliations ordinaires prononcées par l’employeur. Cette protection est inexistante lorsque le travailleur décide lui-même de mettre fin à sa relation de travail. Les licenciements avec effet immédiat ainsi que ceux prononcés pendant un délai de protection restent possibles et toute résiliation immédiate des rapports de travail en marque l’arrêt définitif. Les conséquences d’un licenciement avec effet immédiat injustifié ne seront toutefois pas abordées dans le cadre de cet article. 

Incapacité de travail liée au poste de travail

Le CO parle de cas de maladie sans faute imputable au travailleur. Le distinguo entre une incapacité de travail ordinaire et une incapacité de travail liée au poste de travail (ITAPT) ne figure dans aucune loi. Dans la pratique, cette différenciation est admise de longue date par les tribunaux, du moins alémaniques, et sa pertinence est consacrée. 

Une ITAPT signifie qu’un travailleur n’est empêché d’effectuer sa prestation de travail, c’est-à-dire en incapacité de travail, que chez son employeur actuel. En d’autres termes, une telle incapacité de travail est, en dehors d’un contexte donné, fictive. Le travailleur peut en effet s’adonner à ses passe-temps, planifier en toute latitude comment il occupera son temps libre, chercher et exercer une activité professionnelle auprès d’un autre employeur. L’existence d’une ITAPT est donc due à une situation spécifique et concerne une place de travail précise. On constate régulièrement que ces incapacités particulières sont étroitement liées à des environnements de travail hostiles ou perçus comme tels. L’ITAPT peut résulter d’un surmenage, d’une surcharge de travail, de faits de mobbing ou encore de situations professionnelles conflictuelles. Si ses causes sont certes nombreuses et variées, ces dernières entretiennent toutefois toujours un lien étroit avec la place de travail occupée. 

Le Tribunal fédéral le confirme maintenant: une ITAPT peut aboutir à une levée purée et simple de la protection contre le congé. Tout employeur peut donc prononcer un licenciement pendant une ITAPT, et ce même si une incapacité de travail est attestée. Il n’y a donc aucune protection contre le congé en cas d’ITAPT. 

Commentaire

L’arrêt du Tribunal fédéral se prononce sur la question de savoir s'il existe une protection contre le licenciement en cas d'incapacité de travail liée au poste de travail. Cette question a déjà été traitée à réitérées reprises et l’on déplorait notamment l’existence d’un «Röstigraben» dans la manière dont ces cas étaient jugés. Le Tribunal fédéral a maintenant tranché : nulle protection contre le licenciement en cas d'incapacité de travail liée au poste de travail. Cela signifie, en substance, qu’une personne se trouvant dans une telle incapacité est loisible de travailler ailleurs donc que l'inaptitude au travail constatée pour un poste n'empêche pas la personne d'exercer une activité professionnelle dans un autre emploi

En pratique, la difficulté réside dans le fait que l’incapacité de travail liée au poste de travail n'est pas toujours évidente. Les certificats médicaux n’indiquent souvent pas clairement si l’on est en présence d'une incapacité de travail ordinaire ou d'une incapacité de travail liée au poste de travail. Qui plus est, il ne revient pas à l’employeur de se prononcer en la matière, mais au médecin traitant (éventuellement à un médecin-conseil) de confirmer, au cas par cas, s'il s'agit d'une incapacité de travail liée au poste de travail ou non. Si ce dernier paramètre ne peut pas être établi au moyen du certificat médical produit, la question peut être posée directement au médecin traitant. Le médecin doit fournir cette information afin que les employeurs concernés puissent juger s'il s'agit d'une incapacité de travail ordinaire ou d’une incapacité de travail exclusivement liée au poste de travail.

En cas d'incapacité de travail générale ne se limitant pas au dernier emploi exercé, les délais de protection se voient en revanche appliqués sans restriction.

En cas d’inaptitude au travail, les employeurs seraient dès lors bien inspirés de répondre à cette question avant de prononcer un licenciement pendant une incapacité de travail pour cause de maladie afin d’éviter tout éventuel désagrément.

Points clés pour les RH

Distinction cruciale: Le Tribunal fédéral souligne l'importance de différencier une incapacité de travail générale d'une incapacité de travail liée au poste de travail. Cette distinction est désormais déterminante pour l'application de la protection contre le licenciement.

Définition de l'incapacité de travail liée au poste de travail: Il s'agit d'une situation où l'employé est en inaptitude au travail, donc incapable de travailler à son poste actuel, généralement en raison d'un conflit ou d'un stress psychologique, mais pourrait potentiellement travailler ailleurs.

Suppression de la protection: En cas d'incapacité de travail liée au poste de travail, la protection contre le licenciement peut être levée. Les employeurs peuvent donc procéder à un licenciement ordinaire dans ces circonstances.

Rôle du médecin: La détermination d'une incapacité de travail liée au poste de travail doit être faite par un médecin, pas par l'employeur. Les RH doivent veiller à obtenir des certificats médicaux précis spécifiant la nature de l'incapacité.

Harmonisation des pratiques: Cette décision uniformise l'approche entre la Suisse alémanique et la Suisse romande, où les pratiques différaient auparavant.

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