Remarques sexistes: Harcèlement sexuel ou non?
Aides de travail appropriées
Rappel des faits
La collaboratrice T a été engagée en qualité de comptable par X SA, active dans le commerce du sucre, à partir du 1er octobre 2008. Durant l’année 2010, X SA a connu d’importantes difficultés financières. De mauvais résultats commerciaux, ainsi que des problèmes d’organisation et de gestion, l’ont conduite à modifier ses structures comptables et sa direction. A et B ont été engagés par X SA au début de l’année 2011, respectivement en qualité de directeur financier et administratif et de directeur commercial.
Il est apparu que T n’a pas pu clôturer à temps les comptes 2010 en vue de leur audit et qu’elle ne parvenait pas non plus à établir les clôtures de comptes mensuelles. Un expert-comptable diplômé externe mandaté par X SA a conclu que la collaboratrice ne disposait pas des compétences nécessaires pour tenir la comptabilité de manière efficace et qu’il était impératif de réagir rapidement pour éviter une péjoration de la situation.
Le 27 mai 2011, la collaboratrice a adressé un e-mail à l’administrateur président de X SA. Dans ce courriel, elle se plaignait tout particulièrement de B, qui aurait eu un comportement agressif à son égard et l’aurait « appelée, en présence d’autres membres du personnel, « mistinguett », faisant allusion aux femmes de cabaret ».
Par lettre du 31 mai 2011, remise en mains propres, X SA a résilié le contrat de travail de T. Par courrier du 11 août 2011, X SA a indiqué que la collaboratrice n’ignorait pas que « son contrat de travail avait été résilié parce que ses prestations ne correspondaient pas au poste de comptable pour lequel elle avait été engagée.
T a introduit une procédure contre X SA et B, invoquant d’une part un licenciement abusif au motif que le congé aurait fait suite à son mail du 27 mai 2011, dans lequel elle faisait valoir une atteinte à la personnalité, et qu’il s’agirait dès lors d’un congé-représailles (art. 336 al. 1 let. d CO). D’autre part, elle a réclamé une indemnité pour tort moral de CHF 10'000.- à X SA et à B, fondée sur l’art. 4 LEg, disposition relative au harcèlement sexuel.
Les prétentions de T ont été rejetées tant par la première et la seconde instances cantonales, que par le Tribunal fédéral.
Le licenciement abusif
Le Tribunal fédéral rappelle les principes applicables en matière de licenciement abusif et de congé-représailles. Aux termes de l’art. 336 al. 1 let. d CO, le congé est abusif lorsqu’il est donné parce que l’autre partie fait valoir de bonne foi des prétentions résultant du contrat de travail. Peu importe que la prétention n’existe pas en réalité ; il suffit que la partie ait été de bonne foi et qu’elle ait eu la volonté d’exercer un droit. Font notamment partie des prétentions résultant du contrat de travail le fait que l’employé se plaigne d’une atteinte à sa personnalité ou à sa santé et sollicite la protection de l’employeur.
Cela dit, les prétentions émises par l’employé doivent encore avoir joué un rôle causal dans la décision de l’employeur de licencier. Ainsi, les prétentions doivent être à l’origine du licenciement, à tout le moins en être le motif déterminant.
En l’occurrence, le Tribunal fédéral a retenu que la décision de X SA avait été motivée par le rapport établi par l’expert-comptable diplômé externe, qui avait conclu que T ne disposait pas des compétences nécessaires et qu’il était impératif de réagir rapidement pour éviter une péjoration de la situation. Cette analyse était confortée d’une part par la société fiduciaire externe mandatée par X SA dès mai 2011 pour remettre à jour sa comptabilité, d’autre part par l’expert mis en œuvre en cours de procédure. Le licenciement n’était donc pas intervenu en représailles au courriel de la collaboratrice du 27 mai 2011 par lequel cette dernière se plaignait du comportement de B et n’était pas abusif.
Il faut souligner que même si un lien temporel étroit existe entre le moment où l’employé fait valoir de bonne foi ses prétentions et la date du licenciement, cet élément ne constitue qu’un indice et ne rend donc pas à lui seul le licenciement abusif. Dans l’arrêt rendu par le Tribunal fédéral le 21 novembre 2018, il y avait bien un lien temporel (envoi du courriel à l’administrateur de X SA le 27 mai 2011, licenciement le 31 mai 2011), mais ce seul élément ne s’est pas révélé déterminant au regard de la preuve que X SA a pu apporter du motif réel du licenciement, à savoir l’incompétence de T. En d’autres termes, le collaborateur ne peut espérer « créer » un licenciement abusif, en émettant des prétentions juste avant d’être licencié, alors qu’il pressent que le congé va lui être signifié pour des motifs justifiés par ses prestations insuffisantes. En rappelant que le lien temporel n’a qu’une valeur d’indice, le Tribunal fédéral n’a clairement pas ouvert une voie qui aurait permis de généraliser le congé-représailles, ce qu’il faut saluer.
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Le harcèlement sexuel
En Suisse, tant le droit privé du travail (art. 328 CO) que la législation de droit public visant la protection des travailleurs (art. 6 LTr) prévoient des dispositions pour protéger la personnalité des travailleurs. L’art. 328 CO dispose ainsi que « L’employeur protège et respecte, dans les rapports de travail, la personnalité du travailleur ; il manifeste les égards voulus pour sa santé et veille au maintien de la moralité. En particulier, il veille à ce que les travailleurs ne soient pas harcelés sexuellement et qu’ils ne soient pas, le cas échéant, désavantagés en raison de tels actes ». En droit public, l’art. 6 LTr correspond à l’art. 328 CO, en préconisant que « Pour protéger la santé des travailleurs, l’employeur est tenu de prendre toutes les mesures dont l’expérience a démontré la nécessité, que l’état de la technique permet d’appliquer et qui sont adaptées aux conditions d’exploitation de l’entreprise. Il doit en outre prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger l’intégrité personnelle des travailleurs ».
La loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes du 24 mars 19951 a complété le devoir de protection de la personnalité du travailleur par l’employeur tel que prévu par l’art. 328 CO et par l’art. 6 LTr. Non seulement l’art. 3 LEg prévoit une interdiction générale de discriminer les travailleurs à raison du sexe, mais l’art. 4 LEg définit le harcèlement sexuel comme un comportement discriminatoire. Cette disposition indique que « Par comportement discriminatoire, on entend tout comportement importun de caractère sexuel ou tout autre comportement fondé sur l’appartenance sexuelle, qui porte atteinte à la dignité de la personne sur son lieu de travail, en particulier le fait de proférer des menaces, de promettre des avantages, d’imposer des contraintes ou d’exercer des pressions de toute nature sur une personne en vue d’obtenir d’elle des faveurs de nature sexuelle ».
Bien que l’art. 4 LEg ne se réfère qu’à des cas d’abus d’autorité, la définition du harcèlement sexuel est plus large et englobe tous les comportements importuns de caractère sexuel, soit également ceux qui contribuent à rendre le climat de travail hostile, par exemple des plaisanteries déplacées, des remarques sexistes et des commentaires grossiers ou embarrassants.2
Le Tribunal fédéral admet de longue date que les remarques sexistes, grossières ou embarrassantes sont propres à créer un environnement de travail hostile et qu’elles entrent dans la notion de harcèlement sexuel au sens de l’art. 4 LEg. L’existence d’un climat de travail hostile a ainsi été retenue dans une société, dont le directeur était entré un jour dans le secrétariat en s’exclamant « toutes des salopes » et s’était enquis de l’orientation sexuelle d’une collaboratrice en présence d’une autre employée.3 Il en va de même s’agissant d’un café-restaurant, dont le gérant traitait la sommelière de « salope, connasse, sale pute » et disait des femmes qu’elles étaient « toutes des salopes ».4 Le Tribunal fédéral a aussi jugé que créait un climat de travail hostile le fait d’afficher, sur son poste de travail, des photos de femmes nues et d’envoyer, pendant les heures de travail, des courriels contenant des caricatures ou des plaisanteries assez lourdes, à caractère sexuel, durant plusieurs mois.5 Par la suite, notre Haute Cour a encore considéré que trois courriels revêtant un caractère sexiste, léger mais suffisant pour importuner une collaboratrice, se situaient à la limite inférieure de ce qui pouvait encore être considéré comme une discrimination à raison du sexe au sens de la LEg (le premier était une citation de Flaubert, selon laquelle « Les femmes des uns font le bonheur des autres », le deuxième était une sentence disant « Ne soyez pas méchants avec les femmes… La nature s’en charge au fur et à mesure que le temps passe » et le troisième était un dessin de presse représentant un chef du personnel sur le point de profiter sans scrupule de sa fonction pour regarder sous la minijupe d’une jeune employée en la faisant asseoir en face de son bureau sur une chaise exagérément surélevée).6 Plus récemment, le Tribunal fédéral a qualifié d’agissements tombant sous le coup du harcèlement sexuel tel qu’il est défini par l’art. 4 LEg des propos grossiers à connotation sexuelle à l’égard d’une collaboratrice absente prononcés lors d’un pot de départ (« Qui prendrait C à quatre pattes sur la table d’audit ? ») et des propos tout à fait déplacés à l’égard du fils de 3 ans d’une autre collaboratrice qui en a été choquée (« Ta maman est très belle, si j’étais à ta place, je lui ferais des bisous tout le temps »).7
Mistinguett
Dans l’arrêt 4A_18/2018 du 21 novembre 2018, le Tribunal fédéral indique que de tous les allégués relatifs au comportement agressif, hostile ou humiliant qu’aurait adopté B, seul a été retenu le fait d’avoir utilisé le surnom « Mistinguett » pour désigner l’employée à l’occasion d’un apéritif auquel elle ne participait pas. Pour la collaboratrice, il s’agirait-là de harcèlement sexuel au sens de l’art. 4 LEg, car le terme en question ferait référence à une danseuse de cabaret exhibant ses jambes devant un parterre de personnes – à tout le moins est-ce ainsi que l’on perçoit une danseuse de cabaret à notre époque –, ce qui est tout sauf valorisant et même dégradant pour une personne de sa condition.
Retraçant la biographie de Jeanne Florentine Bourgeois, dite « Mistinguett », le Tribunal fédéral démontre que si celle-ci a bien officié comme meneuse de revue dans les cabarets parisiens de la Belle Epoque, il serait réducteur de voir en elle uniquement les plus belles jambes de Paris. Elle exprimait en effet son génie d’une toute autre manière : par sa grâce, par une gouaille toute parisienne et par le fait qu’elle incarne l’esprit de Paris.
Notre Haute Cour relève encore que de nos jours, le terme « Mistinguett » est utilisé dans le langage courant pour désigner, de façon familière mais généralement affectueuse, une jeune fille (« Miss ») ou une jeune femme.
Le Tribunal fédéral en déduit finalement que même si B n’avait eu en tête qu’une figure empanachée sur des jambes effilées, ce qui serait la marque d’une inculture certaine, la comparaison qu’il a faite, à une seule reprise et sans que l’on connaisse la teneur exacte de ses propos, ne saurait s’apparenter à du harcèlement sexuel et qu’il y a une différence de taille entre une artiste de cabaret de la Belle Epoque et une « artiste de cabaret » telle qu’elle peut se concevoir aujourd’hui (là où il n’y a plus ni véritable artiste, ni cabaret-théâtre d’ailleurs). En conséquence, la demande d’indemnité pour tort moral de la collaboratrice à hauteur de CHF 10'000.- a été rejetée.
Cette décision relève du bon sens. Certes, il est indispensable de punir les actes de violence sexuelle et les comportements ou propos grossiers et vulgaires comme ceux décrits plus haut, et la loi permet de le faire. Il n’en demeure pas moins que tous les propos ne relèvent pas non plus du harcèlement sexuel. Les limites posées par le Tribunal fédéral dans ce domaine sont donc salutaires.
Note de bas de page:
1 Loi sur l’égalité, LEg ; RS 151.1.
2 ATF 126 III 395, c. 7b/bb ; arrêt du Tribunal fédéral du 9 avril 2014, 8C_422/2013, c. 7.2 ; arrêt du Tribunal fédéral du 22 mai 2006, 4C.60/2006, c. 3.1 ; arrêt du Tribunal fédéral du 6 avril 2001, 4C.187/2000, c. 2a.
3 ATF 126 III 395, c. 7c-d.
4 Arrêt du Tribunal fédéral du 6 avril 2001, 4C.187/2000, c. 2b.
5 Arrêt du Tribunal fédéral du 5 février 2007, 4C.289/2006, c. 3.2.
6 Arrêt du Tribunal fédéral du 14 mai 2010, 4A_178/2010.
7 Arrêt du Tribunal fédéral du 31 janvier 2018, 4A_127/2017.